samedi 8 octobre 2011

Dernier épisode, la solitude du justiciable

Les messages sont remis dans l'ordre chronologique normal sauf celui-ci. A droite, le répertoire (avec les liens) formant un livre virtuel.

LE TRIBUNAL CE JEUDI  
9 SEPTEMBRE 2011

Résumé des chapitre précédents. Il y a déjà eu plusieurs reports du procès [du fait de ma partie adverse la mairie de St A et de la surcharge des juges] dont un assez hard -lien- puis une tentative de conciliation ordonnée in extremis, qui n'avait pas abouti.. En tout j'en suis à 7 mois d'épisodes à suspense ou languissants dont voici le 1er, daté du 3 mars -lien-. De plus, entre ce qu'on appelle l'audience d'un procès [c'est à dire l'exposé des faits devant le juge et les plaidoiries] et le jugement, il se passe parfois 3 mois. Ici cela portera à décembre, donc il se sera écoulé 10 mois depuis la première audience et environ 1 an depuis le dépôt du dossier.. à condition qu'il n'y ait pas encore un report aujourd'hui. 1 an, ce n'est pas si mal du reste. Que sont 4000 E par rapport à des familles jetées hors de leur HLM? La question cependant n'est pas ces 4000 E mais bien plus grave -lien avec la notion d'abus de pouvoir des maires.-

Pour un quidam, le jour de "son" procès qu'il espère parfois depuis des mois est le jour J auquel il a pensé tout ce temps comme à un décollage de fusée, moins 5, moins 3, moins 2.. alors que pour les magistrats, il n'est qu'1/100ème voire moins et, parfois à juste titre, pas le plus important. Ceux-ci, du moins dans ce tribunal et en ce moment changent presqu'à chaque fois, ce qui accroît leur travail et trouble le justiciable qui doit s'expliquer, répéter, répondre quelquefois aux mêmes objections ou au contraire se voir interrompre lorsque le juge connait déjà ce qu'il lui expose.. Comme le quidam ignore ce que celui-ci sait, il peut aussi a contrario omettre un élément fondamental en sa faveur qu'il croit connu, ou parfois le laisser passer sous le coup de l'émotion, impressionné et mal à l'aise en raison de la rapidité avec laquelle il faut plaider, comme ce fut le cas de Jojo -lien avec le journal d'une grève de la faim, 1er septembre- Jojo qui, dit-il, n'a pas osé "en rajouter" pour ne pas avoir l'air de jérémiader! L'attente, et du procès, et, au cours de celui-ci, de son "tour" infantilise les deux parties.


COUPABLE D’ÊTRE VICTIME DONC UN PEU BÊTA

C'est un réel malaise qui étreint le plaignant, bien plus vif que celui des délinquants ou des habitués qui en règle générale le prennent cool voire paradent. S'il est là, c'est parce qu'il n'a pas pu ou su se débrouiller seul et qu'il est, fût-ce provisoirement, un vaincu. Il se sent mal dégourdi, honteux [ce que parfois les avocats de ses adverses lui font cruellement sentir] tel un élève qui "rapporte" à la maîtresse pour qu'elle le défende d'un plus fort, d'un plus malin donc dans l'idéologie du spectacle et des mythes plus séduisant. Au fond, malgré son humanisme de surface, le public n'apprécie guère les pauvres types. Personne n'y échappe, entre le voleur et le gendarme, le filou et le bêta, le regard indulgent va plus volontiers vers les premiers que les seconds, auxquels sont réservée une pitié un peu méprisante. Car ils sont peu romanesques, sans hubris. La société n'aime pas les vaincus.

Surtout s'il s'agit d'un homme, le plaignant se sent déshonoré. Victime. C'est honteux mais ici il faut l'accepter et même paradoxalement le revendiquer car une fois reconnue, la victime cesse de l'être et se trouve presque magiquement requinquée : c'est la société qui a porté son dol à sa place et l'a défendue, elle n'est plus seule, et enfin redevenue le membre d'un groupe solidaire, se sent restaurée. Elle n'est plus exclue.

Lors d'un procès parallèle bouffon qui me fut intenté au sujet d'une fresque et surtout d'un local m'appartenant dont ma partie adverse, qui ne pouvait rien en ignorer, feignait de croire que je l'avais accaparé -je n'avais aucun document mais de nombreuses attestations- lorsque la juge balaya d'un revers de main leur argument, je sentis soudain quelque chose se dénouer -je ne parvenais plus à avaler un repas normal depuis des semaines, me nourrissant de café et parfois d'un bout de pain- et l'audience finie, je filai au troquet d'en face engloutir n'importe quoi. La sensation de faim oubliée était revenue d'un coup, démesurée.


LE CAFTEUR RIDICULE ET ODIEUX

Il reste cependant, surtout lorsque c'est lui qui attaque, que les valeurs du plaignant basculent. Il est humilié par son dol et en un sens aussi par sa démarche, par cet étalage intime auquel il doit consentir voire qu'il est contraint d'initier. Le cas de Jojo, le motard costaud qui n'ose avouer jusqu'où sa partie adverse est allée pour l'intimider et pénétrer malgré lui dans son terrain -menaces, forcing, le bulldozer vrombissant devant sa porte, mépris ouvert quant à son mode de vie honnête mais hors norme- n'est nullement rare. Ce baraqué a honte de s'être laissé "baiser" par les gros bras de la Société Cévenole de [..] et de passer pour une mauviette. Les femmes aussi peuvent le ressentir, en principe moindrement.

Lorsque, nouvelle arrivée dans une école-zone très dure, je me suis faite tabasser par surprise par des gamins, j'eus à cœur de n'en rien dire à ma mère qui la dirigeait, de ne pas cafter et de me défendre seule les jours qui suivirent. Ainsi pensais-je ne pas déroger à ce qui m'avait été inculqué et gagnai-je imprévisiblement l'estime de mes agresseurs qui haïssaient a priori "la fille de la dirlo" et afin que nul n'en ignore avaient voulu me mettre au pas d'emblée.. estime pour un geste notons-le, tout à fait analogue, j'avais coincé la commanditaire de cette raclée et lui en avais mise une en retour, moindre que celle que j'avais subie de ses frères, m'attendant à me faire massacrer le lendemain. Ce ne fut pas le cas, soit qu'elle n'eût pas osé se plaindre à nouveau alors que là il y avait de quoi, soit que les frangins eussent éprouvé pour une si belle riposte une certaine admiration. Une future chef de gang de 9 ans était née, mais nous partîmes peu après.

Le plaignant se dit qu'il ne devrait pas être "là" si tout avait fonctionné correctement dans la société. Les nerfs à fleur, la moindre vétille le blesse. Et le fait est que la justice est lente et parfois complexe. Il y a des procédures à suivre, un vocabulaire à acquérir, des astuces, et puis les renvois, les tentatives dilatoires d'une partie adverse mieux armée, forcément, qui joue la montre vous sachant épuisée, la gêne économique lorsque le dol est d'ordre financier et bien souvent la dépression. Mal nourri parfois, endetté souvent, la victime n'arrive pas au procès à égalité avec qui l'a poussée dans le gouffre et l'y renvoie à chaque étape dilatoire, pour évidemment en profiter. Le temps joue toujours contre la victime.

Tous les coups sont permis et ce n'est pas une des moindres découvertes traumatiques que fait alors le plaignant quel que soit son âge, souvent malgré tout naïf ou plus exactement moral, je ne fais nullement exception. Ainsi me voir attaquée au cours d'une faena parallèle -ce n'est pas ce dont il est question ici- par quelqu'un, presqu'un ami croyais-je, que j'avais défendu contre le même promoteur, avec de son propre aveu le soutien de celui-ci m'a-t-il plus troublée que le procès contre celui-ci dont l'enjeu est pourtant beaucoup plus important. Un coup dans le dos tout à fait clair, si l'on peut dire, résumé par cette réflexion toute simple : "avant on était avec vous parce que vous nous défendiez, mais à présent ça a changé et on est contre vous, c'est comme ça que ça marche dans la vie." Étonnant et risible soit, mais à 60 ans, j'ignorais que de telles gens existassent et pussent être votre voisin, le même qui était venu vous chercher, paumé, à bout, devant un adverse infiniment puis puissant que lui, un pauvre homme de surcroît d'allure normale voire émouvante. Oui, ça existait donc ailleurs que dans les séries B.




Quand un plaignant arrive devant un tribunal, il a souvent une longue histoire derrière, c'est son dernier recours lorsque tout a échoué... si bien qu'il se sent humilié deux fois; une fois comme victime, une autre comme justiciable, "renvoyé" ou attendant qu'on l'appelle et ce malgré la longanimité des professionnels souvent. C'est incontournable, bien qu'il y ait aussi a contrario des plaideurs compulsifs encombrant les tribunaux avec des griefs abusifs, simples prétextes, ou qui eussent relevé d'une simple conciliation amiable. Cela fausse tout et complique la tache des magistrats déjà surchargés. A qui a-t-on à faire? le plaignant qui assure que tel local n'appartient pas à celle qui affirme que sa famille l'utilise depuis plus de 50 ans est-il sincère ou veut-il seulement la harceler pour de tout autres raisons inavouées? Ce cas là -la faena parallèle- fut relativement facile car lui-même affirma d'emblée avoir le soutien de la mairie pour sa noble croisade! mais il en est sans doute de plus futés, donc des affaires plus complexes à démêler.


LE JOUR J.


Je suis arrivée à 8 h, la convoc ne mentionnant pas d'heure. Le téléphone ne répondant pas, je n'avais pas voulu courir le risque de rater le coche. J'avais erré en ville puis m'étais installée à la terrasse d'un troquet avec un café en relisant mon dossier. Je n'avais pas vu le temps passer, du coup j'avais filé au tribunal juste à temps pour 14 h. Le plus drôle est que j'avais mal lu la date, le 3 avais-je cru au départ, si bien que ce jour là, je m'étais réveillée juste à temps, horreur, vers 8 heures, j'avais foncé, m'étais étonnée de trouver St A bien vide et noir, les jours raccourcissaient décidément très vite, tout était fermé, même le tabac, c'était de pire ne pire et soudain, en regardant l'horloge, j'avais compris ma méprise, il était en fait 2h et demi, j'avais lu ma montre à l'envers.

La salle est pleine -comme chaque fois pratiquement- mais, nouveauté, il y a des conciliateurs dans la travée vers qui la juge oriente les gens -pour désencombrer sans doute-.. [Un conciliateur est un bénévole qui traite les cas les plus faciles si les deux parties y consentent.] Si cela n'aboutit pas précise-t-elle, ils pourront toujours revenir et c'est gratuit! Quelques uns en effet s'en vont alors dans des salles à côté, c'est toujours ça de gagné. Dans mon cas, c'est inutile puisque la conciliation qui avait retardé le procès a échoué, ce qui était couru car la mairie, bien avant cette histoire, se montrait peu soucieuse d'admettre le conciliateur dans ses locaux, il lui avait été proposé un "local" de la dimension d'un grand WC sous la verrière qu'il avait évidemment refusé et la nouvelle équipe n'avait pas davantage répondu à ses nouvelles sollicitations. A St A, toutes tendances confondues, on n'est pas très "conciliateur". D'une certaine manière, ce fut une chance car la réunion eut lieu dans un village proche et non à la mairie qui me donnait le bourdon. Malgré le professionnalisme et la gentillesse du conciliateur, j'avais pourtant craqué, cette histoire finissait par m'épuiser.

Ça commence. C'est l'appel. Mon voisin qui a l'air d'être un habitué, il est employé à la société de HLM et vient pour des loyers impayés, me dit qu'on va d'abord appeler les dossiers roses de référés, prioritaires -ça, je l'avais compris, la juge l'avait expliqué- un appel qui a seulement pour but de vérifier que les gens sont présents, prêts et.. probablement à reporter s'il s'agit de la première convoc. Après viendront les dossiers bleus, les dossiers au "fond", selon le même principe, appel, tri, et ceux qui seront élus resteront pour plaider plus tard, bien plus tard. Il y trois énormes piles. Je suppose me trouver dans la dernière mais j'ai un doute et comme tous, je demeurerai vissée sur ma chaise sauf au bout de quelques heures où je ferai des aller-retour extrêmement rapides pour fumer une bouffée dehors de temps en temps et me calmer. Je n'ai rien pu avaler de la journée que le café de midi.


ANGOISSE

Je cherche ma partie adverse en vain. C'est l'angoisse, je redoute que cela ne se passe comme la dernière fois, en fait comme l'avant-avant-avant-dernière fois où ils avaient demandé un report pour se donner le temps de prendre un avocat, ils avaient déjà eu 3 mois mais bon c'est la loi, puis, lors de la 2ième audience, un autre report pour étudier des pièces sans doute ce qui avait été accepté par la juge surchargée de dossiers, et enfin, encore un autre où ils n'étaient même pas venus, il y avait bien eu une audience mais qui n'avait été suivie que de la demande de la part d'une autre juge d'une conciliation amiable, ce qui équivalait à un report, conciliation qui donc avait échoué etc.. Et à présent on repart à zéro et avec une quatrième juge qui sans doute ne connait pas le dossier. Notons que la seconde fois, ils m'avaient envoyé leurs conclusions la veille, escomptant sans doute que ce serait moi alors qui demanderais le report, ce que je n'avais pas fait mais j'avais dû passer une nuit à étudier leurs pièces, en fait bien maigres et j'étais arrivée à l'audience armée mais crevée d'où le clash. En tout, cela traîne donc depuis un an -voir les autres articles-. Cela va-t-il se réitérer? Les reports s'effectuant de 1-3 mois en 1-3 mois, je crains encore le pire. Anne ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?

Je suis donc obligée d'aller à la pèche c'est à dire demander aux avocats qui est M° Micheline Blanc de Montpellier, le conseil de ma partie adverse, à mon avis il s'agit d'une jeune femme mais elle a pu envoyer un collaborateur comme la dernière fois. Du reste on l'avait vu dans la salle encore vide, en avance comme nous, c'était un tout jeune homme, la tête sur la table, je m'étais demandée s'il n'avait pas un malaise. J'avais hésité à venir lui demander s'il avait besoin d'aide, Robin m'en avait dissuadée. En fait il devait tout simplement dormir ou peut-être se concentrer. J'aborde d'emblée une toute jeune fille en toge à l'air aimable qui devise avec un confrère d'un certain âge et c'est le miracle, non, elle n'est pas M° Blanc et ne la connait pas mais c'est son interlocuteur qui m'annonce qu'il est son collaborateur et la remplace. Pan dans le mille, sur la quinzaine qui occupe le devant de la scène, je suis tombée pile sur le bon, telle Jeanne d'Arc qui reconnut le roi caché parmi ses courtisans. Ouf.

Il en profite pour me demander benoîtement si le maire est là, je lui réponds non, l'assurant qu'il ne viendra pas, en quoi je me trompe du reste, disons à demi. Il me demande alors de le lui désigner si je le vois! à quoi je consens, un peu interloquée.. et peu après en effet, ô stupeur, il fait une apparition au fond de la salle, elle sera ultra rapide. Après hésitation, mais j'ai promis, j'en avertis l'homme en toge.. qui me répond sec comme si je sollicitais une faveur "c'est bon, je vais le voir tout à l'heure"! à quoi, exaspérée par un tel culot, je rétorque fortement "il n'y a pas de quoi". Le premier point est gagné, cette fois ils ne vont pas être absents et après tous ces reports, je devrais être prioritaire.


AVOCATS-ÉCRAN

Dans la cohue et le bruit, je ne verrai pas la suite mais peu après mon voisin me touche le genou en souriant, le maire a disparu, zut. S'est-il entretenu avec son avocat en vitesse, sans doute, qui sait, mais je n'ai rien vu. A ce sujet, il semble spécieux que les deux parties ne soient pas en présence directe devant le juge et que certains délèguent leur cas à un avocat sans même se donner la peine de le soutenir. Il est toujours plus difficile d'affronter quelqu'un face à face que de faire jouer des arguments par un tiers stipendié habitué aux pirouettes ou qui en fait ne sait rien de leur véracité. Mais c'est ainsi et ça me désole. Ainsi, plus tard, lorsque M° B dira sans broncher que j'aurais refusé de laisser entrer l'employé releveur des compteurs -alors que c'est au contraire moi qui l'avais diligenté-, j'éclaterai de rage. Cela, un témoin direct de l'affaire n'aurait jamais pu le dire devant moi.

Souvenir d'un terrible conseil de discipline dans un lycée de C. où les élèves étaient venus avec leurs avocats, élèves qui, terrorisés par deux caïds, affirmaient tous que personne n'était jamais venu à mon bureau me menacer -de mort en le cas-.. Soudain, à bout, je demandai -car ils passaient un à un- à Stéphane J. s'il pouvait répéter en me regardant dans les yeux qu'il n'était jamais venu à mon bureau avec d'autres dont l'un m'avait menacée de mort. (Geste de passer un couteau sous la gorge.) Il parut très mal à l'aise, de plus en plus, j'insistai, je me penchai, lui tournai légèrement la tête, au fond je l'aimais bien ce gamin déjà alcoolique à 19 ans.. et là, il se passa quelque chose d'inouï, de fort : il ne put tout simplement pas soutenir mon regard comme si mes yeux le brûlaient, on avait l'impression qu'il tentait désespérément d'échapper au faisceau délétère et impitoyable braqué sur lui. Un ange passa, l'avocat essaya de protester mais la proviseuse le fit taire sec et soudain le jeune homme s'effondra d'un bloc: "C'est vrai balbutia-t-il entre deux sanglots, tout ce que vous avez dit est vrai, je suis.. désolé." J'éclatai moi-même en sanglots, le pris dans mes bras, je te pardonne pour ton courage, le mélo complet! Mentir devant qui sait que vous mentez n'est pas donné à tous. Ici, Stéphane nous a donné une belle leçon d'honnêteté et de cran. Un avocat aurait noyé le poisson.  


BALLET D'AVOCATS

Pendant ce temps, c'est le ballet des avocats qui à l'appel de leur cas, s'approchent du bureau de la juge, chuchotent, parfois longuement et repartent. La frêle jeune femme est envahie, on ne la voit plus, cela donne une impression désagréable à la foule des quidams d'être exclue car durant tout ce temps, on n'aperçoit que des dos et dans le brouhaha pénible où tout résonne, on redoute toujours de ne pas entendre son nom entre deux conciliabules. La différence est flagrante entre les justiciables avec avocat, qui parfois ne se sont même pas déplacés et qui sont appelés avant, et les "sans avocat", un peu perdus qui attendent. Mais parfois, il vaut mieux se défendre soi-même (lien). Je me suis placée devant par précaution où, malgré le nombre, il y avait encore des places libres comme au lycée où souvent les élèves laissent un rang vide pour éviter la trop grande proximité avec le prof. Apparemment, même si les gens sont "reportés" ou ne sont pas prêts à plaider, il y a tout un dialogue que l'on n'entend pas mais qui, surtout s'il y a des avocats, prend du temps. Sans doute est-ce nécessaire afin de ne pas congédier d'un seul mot ceux qui parfois sont venus de loin et ont attendu longtemps. Mais il y a 100 (?) dossiers restants, donc je songe qu'à raison de 2 à 3 mn/dossier, ça fait tout de même 4 h -et ce n'est que l'appel-.

Petit à petit, les gens qui attendent, fatigués-énervés, se mettent à bavarder eux aussi, plus encore les avocats qui ne se gênent guère depuis le début et rient même parfois, c'est normal, c'est un travail comme un autre ou presque et après tout on n'est pas en Cour d'assise. De temps en temps la jeune juge nous rappelle à l'ordre. On voit tout de même la pile diminuer légèrement, lentement. Ça a commencé à 2 h, il est 3, 4, 5 h et ça semble ne pas avancer. La plupart, du moins ceux comme moi "sans avocat" c'est à dire en principe les plus pauvres -pas toujours toutefois- ignorant leur rang, sont contraints de demeurer sans broncher ni savoir combien de temps ça va durer. Un homme, deux places à côté de moi, craque un peu. Il est blême, énervé, sort tout le temps et rentre aussitôt.. Finalement je sors aussi -très brièvement également- plusieurs fois.

Celui qui est à mes cotés contraire, l'habitué, relativement détendu, aimable m'explique. Il présume que je ne passerai pas avant longtemps puisque je suis forcément dans des dossiers bleus. Je lui ai parlé de mon affaire et il suppute que je serai pour la fin, en quoi il ne se trompe pas. Comment le sait-il? Il élude un peu. Sont-ce les cas les plus sensibles qui sont gardés pour la bonne bouche? Un hasard? Une requête de l'avocat de la mairie sous un prétexte quelconque, par souci de discrétion ? Je l'ai vu à un moment s'avancer vers la juge et lui parler. Le fait est que lorsque je plaiderai, il n'y aura que 10 personnes au maximum dans la salle, une salle pour l'instant archi comble. [Note à la relecture, un élément semblerait le corroborer, il va disparaitre peu après sans souci de rater le coche et ne reviendra que juste avant que nous ne passions.] Un dossier me semble-t-il, tout en bas, est énorme, serait-ce le "mien" -j'y ai adjoint un petit polycop de photos-? En ce cas, c'est un des derniers voire le dernier. Si au moins j'en étais sûre je pourrais aller prendre un crème et faire pipi. Si mon interprétation est exacte, on a ici une différence flagrante de traitement entre les plaignants avec et sans avocat ou entre les avocats et les simples quidams, les premiers sont avertis des horaires -peut-être parce qu'ils le demandent au juge, ce que les autres ne font pas ou rarement- et peuvent aller se détendre avant de plaider, les seconds qui ne savent rien sont contraints de rester dans la salle avant la bataille.. et s'énerver parfois. Là non plus, les armes ne sont pas égales.


MISÈRE HUMAINE

Ce sont, pour ce que l'on peut entendre, pour l'essentiel des dossiers de retards de loyer de HLM assez semblables, contre des banques aussi et des sociétés de construction, des malfaçons sans doute. Du surendettement également. La juge explique comment faire, on sent qu'elle tente de pallier des blessures graves avec une certaine gentillesse dont on abuse parfois, mon voisin râle un peu à présent, normalement ça devrait aller plus vite me dit-il. Je ne suis pas encore une habituée malgré tous les reports mais pour ce que l'on peut entendre, il y a des histoires graves que l'on devine. Ce n'est rien, si au moins je suis sûre de passer car il y eut une fois où j'ai attendu plusieurs heures comme un chien son os en vain (le clash).

Beaucoup paraissent accablés, usés, une femme obèse ne parvient pas à se frayer un chemin au milieu des avocats -qui ne s'en soucient aucunement, ne se déplaçant même pas pour lui ouvrir le passage- et au retour elle manque de peu de tomber de la marche; une autre, âgée, avec un plâtre, ne passe qu'avec d'extrêmes difficultés et là aussi personne ne songe à l'aider. Il y a aussi un couple cocasse, l'homme grand maigre, négligé, à demi tondu et tatoué et la femme à son bras, sur maquillée boitillant sur des talons trop hauts, ainsi qu'un autre, âgé, tendu, concentré, c'est "leur" jour J, ils viennent de loin et, au fur et à mesure que le temps passe, la femme me dit qu'ils redoutent que le parking de la gare soit fermé. Une histoire banale de retard de loyer de la part de leur locataire qui de surcroît refuse d'assurer l'appart, c'est une belle jeune femme blonde énergique et gueularde avec laquelle j'ai bavardé trois secondes sur le perron car elle téléphone sans arrêt pour se décommander à droite et à gauche en pestant à chaque fois contre le retard. Ses enfants l'attendent dit-elle. Le couple de proprios affirme qu'elle a tout saccagé et elle, qu'ils lui louent un gourbi un prix exorbitant.. que du reste elle n'assure plus car elle ne va pas payer pour un taudis impossible à chauffer etc.. Banal. Impression par moment déprimante, poignante. Le couple de vieux recroquevillé ne semble guère faire poids devant la belle énervée, on sent qu'ils attendent tout de cette audience. Je n'aimerais pas être à la place de la juge, comment trancher, il y a des gens qui savent fort bien donner le change et peut-être ne sont-ils pas aussi blancs qu'ils le montrent, je pense à mon voisin à l'air si paumé mais prêt à tout pour un minime bénéfice, capable de me dire après que je l'aie tiré d'affaire "avant on était avec vous parce que c'était notre intérêt maintenant ça a changé et c'est l'inverse, c'est comme ça la vie".. J'ai beaucoup appris récemment. A présent, je ne ferai plus confiance a priori même à ces pauvres vieux dignes et perdus.


UN CAFÉ CRÈME, MON ROYAUME 
POUR UN CAFÉ CRÈME

Je finis par m'avancer vers la juge et demander si je peux approximativement savoir dans combien de temps je vais passer ou ne pas passer, je n'ose même pas le dire mais tout le long, c'est ce que je redoute. Cela fait plus de 2 h que je ne vois plus l'avocat de la mairie, il a dû s'entretenir avec le maire.. qui a tout de suite filé. Quels ont été les ordres? Aurait-il filé ensuite lui aussi ? Discrétos, je regarde à l'endroit où il s'est assis, il me semble apercevoir mon dossier mais ce n'est pas certain, rien ne ressemble plus à un dossier qu'un autre dossier et je n'ose pas y aller de trop près. Ont-ils décidé de demander encore un autre report? La greffière [il faut noter que si les juges changent souvent ici -c'est relié à des congés de maternité non remplacés d'après ce que m'a dit mon voisin- pour mon cas par exemple, ce fut un différent à chaque fois, par contre, les greffières, elles, sont les mêmes et elles connaissent parfaitement les gens et les dossiers. De fait, leur rôle est déterminant] la greffière donc m'appelle par mon nom et me dit que j'ai le temps de sortir, une demi heure au moins voire plus. On doit ici saluer le rôle de ces femmes qui, par leur pérennité, leur disponibilité et leur patience, ici ce fut le cas de toutes sans exception, aident bénévolement les justiciables paumés, y compris s'ils ont un avocat. A la limite, elles font parfois leur travail et ne sont pas payées pour cela.


RÉVOLTES

Ouf, je vais peut-être pouvoir aller prendre un café en face. Je n'ai pris qu'un café depuis le matin. Je n'avais pas faim mais là ça commence à gronder dans mon estomac ce qui signifie que je dois malgré tout me détendre. Finalement non, je n'ose pas et me contente d'un clop, mais entier cette fois. Pipi et café crème attendront la pause, vers 6 h, un bonheur mais je ne m'accorderai que le crème, pour le reste je pouvais encore tenir. Il est plus de 5 heures à présent, puis 6. Mon voisin est passé et est parti tout de suite, affairé, sans même me saluer, sans doute suis-je, songeai-je en riant intérieurement, de l'autre côté de la barrière, après tout, il est employé municipal. Il m'a pourtant aidée. L'autre, celui qui craque, attend encore et on le sent de plus en plus mal. J'essaie de lui parler.

Un fumeur, sur le perron, un grand type rubicond et souriant qui parle avec un très fort accent ch'ti, un retard de loyer de HLM me dit-il, peut-être un peu alcoolisé, râle à bloc, il va "tout casser, ça ne peut pas durer, on nous traite comme des chiens, on ne compte pas, on est des merdes pour eux, il va leur dire et tant pis pour la suite, il s'en fout s'il se fait embarquer par les flics, ce sera pas la première fois, du reste, si on lui donnait un travail, il n'en serait pas là, il ne demande qu'à bosser et merde etc.." Je compatis et lui suggère de dire tout cela aux juges en général compréhensifs, mais calmement, soulignant qu'il en faudrait trois fois plus et qu'il est inutile et maladroit d'accabler ceux qui le sont déjà. Comme il se doit, lorsqu'il sera appelé, défoulé par son monologue hargneux sur le parvis "retenez-moi ou je fais un malheur" ou désarmé par la gentillesse de la jolie magistrate -digne d'une série américaine-, il ne se montera un petit garçon aimable et timide comme jamais. Il n'a pas "fait un malheur", c'est le malheur qui l'a fait. azerty


LES DOSSIERS BLEUS ENFIN

Arrivent enfin les dossiers bleus.. Soulagement, l'avocat de ma partie adverse est enfin revenu et se plonge dans le dossier qu'il avait laissé, c'était donc bien le mien, "je" suis vers la fin mais au moins passerais-je. Le couple âgé est juste avant moi. Dans la salle, les rangs se clairsèment enfin, la nuit est tombé à présent, noire et il fait soudain froid ou est-ce l'émotion? J'enfile mon manteau qui me pesait à midi mais qui finalement n'est pas de trop. C'est l'affaire du loyer impayé contre la locataire. Elle arrive toujours en robe légère, élégante, très agressive, le verbe haut et réitère exactement la prestation qu'elle avait répétée devant nous sur le perron, l'appartement est un taudis, elle ne va pas assurer un taudis, c'est humide, elle ne demande qu'à partir, ça oui, et avec quel plaisir etc.. La juge, patiente devant la diatribe et assez psychologue rétorque que si elle veut bien partir.. je n'entends pas la suite mais je devine, comme les proprios ne souhaitent que de la voir ailleurs, tout baigne en somme (?) Ils repartent semble-t-il soulagés, ça a dû bien se passer mais le jugement n'est pas rendu, ce sera pour décembre? je n'entends pas. Le vieux couple à présent ne songe qu'à sa voiture, si le parking de la gare est fermé etc etc.. Je les rassure encore, il y a des trains à 10 h, ça doit être forcément encore ouvert, il n'en est pas sûr, si si, j'ai pris autrefois le TGV toutes les semaines et...

On m'appelle au même moment et je les plante. Enfin. Il est plus de 7 h, tous sont éreintés, la juge, une jeune mère qui revient de congé de maternité m'a dit mon voisin, semble fatiguée, elle écoute depuis 2 h c'est à dire 5 h et demi de temps une litanie d'histoires parfois poignantes, parfois sordides, des cas de conscience en série sans doute, c'est comme les délib à l'oral du bac [peut-on faire "passer" celui-ci et pas celle-là qui a 3 en philo mais risque d'être mariée de force en Algérie, à qui donner le point du jury etc..] Peut-être, à présent qu'il n'y a plus que deux cas, songe-t-elle enfin à son bébé qu'elle ne pourra pas coucher ce soir? Je me revois, jeune mère aussi, partir à fond sur ma moto pour filer à la crèche chercher Maï-linh, comment ai-je eu l'énergie de traverser tout Paris matin et soir et de m'occuper d'elle -mal- ensuite? Elle semble tout de même attentive. Est-ce que je m'exprime mal, l'émotion, et puis j'ai froid [j'ai beaucoup perdu de poids depuis ces histoires, mes dents se déchaussent et mes bridges tombent un à un] elle demande que l'on remette le chauffage puis m'interrompt et là c'est l'angoisse, elle craint dit-elle de ne pas être compétente, j'en suis soufflée, ce serait la cata absolue, mais la greffière lui montre discrètement un document et enfin elle opine, ouf, compétente, elle l'est, j'ai eu chaud, je peux poursuivre. J'expose aussi vite que je peux [3 ? 5 minutes?] l'histoire, suivant point par point les pièces que j'ai fournies comme me l'a recommandé Ralph et je conclus par l'essentiel : ce procès est en fait une sorte de symbole qui peut changer durablement les choses dans un village où des hiérarques etc etc.. et où surtout être femme n'est pas simple.

L'avocat de ma partie adverse aussi crevé que tout le monde répond ensuite quelques mots peu convaincants, je m'attendais à pire, à l'exemple de son jeune confrère, le dormeur, qui s'était montré en deux phrases seulement parfaitement odieux, assurant fermement que j'habitais bien la maison -alors qu'elle était inhabitable car en péril, par chance, c'était attesté- ce qui avait fini par mettre le feu aux poudres. La seule chose qui me fait bondir tout de même est qu'il assure que j'aurais empêché les agents de venir relever mon compteur, je proteste, c'est moi au contraire qui le leur ai demandé. Et c'est fini, la greffière me dit qu'elle enverra le jugement par la poste après le 3 décembre. Mais je peux passer le consulter, ça m'arrange car depuis cette affaire, ces affaires devrais-je dire, je n'ose plus ouvrir mon courrier dont Robin se charge lorsqu'il vient, hélas assez peu.. Je pars soulagée moi aussi, j'ai -presque- dit ce que j'avais à dire, clairement, et cela, aucun avocat ne l'aurait fait. Dans un petit pays, la plupart sont amis d'amis de beaux frères etc.. et au bout de la ligne on retrouve souvent votre partie adverse ou un pote de celle-ci, ça vaut d'ailleurs pour moi.

UNE ESCROQUERIE A "VOUS AVEZ GAGNE"

Il est 7 h et demi environ et il y a encore une plaidoirie, la dernière dont je n'ai écouté que le début, c'est une femme bien mise, souriante et aimable avec un avocat marrant qui badine ouvertement avec elle -le cas est rare-. Elle semble s'être faite arnaquer par un démarcheur d'alarmes, il l'a ferrée en prétendant qu'elle avait gagné je ne sais quoi et en a profité pour lui fourguer sa came avec abonnement obligatoire, j'aurais bien aimé écouter la suite.. sauf que les chiens sont dedans depuis le matin et je crains le pire.. Le planton de l'accueil demeure aimable malgré les heures sup dont me dit-il, il a l'habitude.

Un oral de thèse qui me laisse perplexe, à un moment ma voix a flanché, ça ne m'était jamais arrivé depuis l'école normale. Fatiguée. Soulagée mais triste devant toute cette misère étalée, dont la mienne, bien moindre que celle de certains. Des gens que l'on a laissés sur le bord de la route lorsque d'autres festoient et rient. Moi, en un sens, aussi. C'est bien finalement, ça m'a projetée dans la réalité des choses et peut-être mieux armée pour les comprendre, même si par moments ce fut pesant. L'éducation nationale protège malgré tout. Je n'ai jamais entendu un collègue mentir et on ne m'a jamais demandé de le faire ni contrôlé ce que je disais en cours pas plus que mes notes au bac. Jamais.

Epilogue : j'ai gagné sur toute la ligne mais ils ont fait appel. J'attends. Cette fois, il me faut un avocat. 1300 € en principe. Cela me sera remboursé si je gagne encore.

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